Le miroir du quartier
Angy est assise ce matin devant Mimi, son beau miroir. Elle ne sort que rarement de chez elle, une petite chambre qu’elle occupe à l’autre extrémité de bidonville, au milieu des déchets. Elle tient une boite de fond de teint dans une main, un vieux pinceau dans l’autre. D’habitude, si elle passe beaucoup de temps avec Mimi, c’est pour repérer tous ses poils incarnés sur son menton et les masquer grossièrement. Mais ce matin-ci, elle voudrait crier à Mimi que son cœur est brisé, coupé-coupé comme ça tchac-tchac-tchac on dirait c’est du suya braisé qu’on vend on bordure de route.
Elle veut lui dire que ça lui fait mal là, oui là précisément entre ses seins. D’ailleurs qu’est que Mimi pense de ses seins ? Même Pamela Anderson doit se rhabiller vite-vite lorsqu’elle, Angy, met ses lolos dehors. N’est-ce pas ? Elle demande à Mimi de regarder comment ils sont gros comme ça on dirait c’est des papayes. Elle essaye de remonter son soutien-gorge et puis merde ! C’est tombé. Tiens, tiens, tiens ! Un seul sein… Elle se dit que c’est pas mal, après tout, un seul sein. Elle est maintenant comme la femme du chef du quartier. La pauvr’ ! Cette maladie-là lui a volé un sein. Le plus grand des deux, pense Angy. Il se pourrait que maintenant, la femme du chef fait comme elle. Elle met des éponges.
Comment Mimi n’est donc pas au courant ? Il n’y a pourtant pas une seule bouche-maquereau dans ce quartier qui n’en parle pas. C’est le sujet number one dans tous les bars à vin de palme du coin. Angy ressent une forte douleur dans la poitrine lorsqu’elle se souvient de ces voix de soulards qui hier matin encore criaient : ça y est, il était temps que Thomas, son Thomy à elle, devienne un vrai homme. C’est comme ça qu’elle a appris qu’il avait cogné à la porte des parents de Ndumba : il va l’épouser. Pour prouver quoi ? À qui ? Qu’il est un vrai homme, lui ? Mon cul, ouais ! Elle lance en tenant ferme son pinceau.
Pourtant, dans ses souvenirs, elle lui avait tout donné, cadeau. De l’argent gagné à la sueur de ses fesses. De la nourriture. Et ça aussi. Où était cette Ndumba-là lorsque Thomas venait sur la pointe des pieds comme ça on aurait dit c’est un chaton pour se reposer chez elle. Elle lui ouvrait toujours la porte. Et quand elle se disait qu’elle allait peut-être s’en dormir, elle la lui laissait entrouverte. Où était donc cette Ndumba-là lorsque Thomas surgissait de nulle part, la nuit-nuit, pour lui demander ça ? Elle le lui avait tout donné : devant et derrière, en gros et en détail. Où est-ce qu’il n’avait pas trempé son plantain ? Quelle position n’avait-elle pas prise pour le satisfaire, lui son homme du secret, la batterie de ses nuits ?
Il l’appelait Shaolin. Et quand il appelait comme ça, c’est qu’il voulait une nouvelle position. Toujours du full contact. Il avait horreur de ce plastique des Blancs, censé protéger des maladies. Il envoyait un de ses pieds ici, l’autre loin là-bas. Le grand écart. Il la tordait, la pliait et dépliait comme ça on aurait dit c’était sa chose, son objet. Il ne restait plus que le trou, le bruit sourd du va et vient incessant, salivé, puis un rictus, le murmure silencieux de la jouissance. Il s’endormait alors dans ses bras musclés, la tête contre sa poitrine poilue et libérée de faux seins. Quand ça se passait ainsi, Angy en était persuadée : Thomas était son homme.
Une larme perle sa joue. Angy l’essuie avec un doigt. Elle baisse la tête, soupire. Elle dit à Mimi, son beau miroir : Dis-moi que je suis la plus belle femme de ce quartier.
Elle sourit : quand même, Mimi est une grosse menteuse. Elle ment comme ça on dirait c’est un politicien dans les débats qu’on voit à la télé. Comment est-ce que Mimi peut lui jurer qu’elle, Angy, est la plus belle femme du coin alors qu’elle voit très bien que sa peau, là, oui là en bas, au niveau de son menton, n’est pas tout lisse-lisse. Mimi ne voit-elle donc pas comme c’est rugueux et piquant comme ça on dirait c’est une éponge métallique pour laver le derrière des marmites. Angy se souvient que lorsqu’elle était encore petite, sa mère lui demandait toujours de bien frotter le derrière des marmites qui avaient passé toute la nuit sur le feu de bois. Sa mère, elle est maintenant de l’autre côté. Les regards des autres lui ont arraché sa vie. Quelle autre mère aurait pu supporter tout ça ? Son fils qu’elle avait douloureusement mis au monde, à la faible réverbération d’une lampe-tempête, était devenue Angy. Neuf mois de grossesse pour rien.
Elle a envoyé un texto ce matin même à Thomas. Elle n’en pouvait plus. Depuis que la nouvelle est tombée dans ses oreilles, c’est tout son corps qui a fondu comme ça on dirait c’est la margarine au soleil. Elle lui a dit : Je t’aime.
C’est tout.
Il n’a pas eu les couilles de lui répondre.
Comment cette Ndumba ne se rend pas compte que son fiancé n’aime pas le gésier ? Ce n’est pourtant pas bien compliqué à voir, non ? Thomas n’aime pas ça. Elle sait qu’il n’aime surtout pas les bourrelets. Or, cette Ndumba en a trop. Une vraie hippopotame celle-là. Ah Thomas ! Que de gymnastique, que de montagnes de graisse à déplacer pour avoir accès au trou de cette Ndumba. Elle ressent même de la pitié pour lui.
Ah Miiimi ! qu’elle s’exclame. C’est encore ce poil-là ! Le même poil maudit qu’elle essaye tout le temps de retirer et qui, à chaque fois, revient encore plus puissant et bien incarné. Et c’est avec ça que Mimi veut lui faire croire, à elle Angy, qu’elle est la plus belle femme du quartier ?
Elle remet une couche de fond de teint. Puis une autre. Il faut tout masquer. Elle ne va quand même pas sortir comme ça on dirait ce n’est qu’une vulgaire petite villageoise. Non. Elle est émancipée. Et puis, si elle devait sortir et rencontrer son Thomy sur son chemin ? D’ailleurs, est-ce que Thomas l’a déjà vue sous la lumière du jour ?
Elle ne sait pas d’où est venu soudain ce cri. Elle a seulement entendu un hurlement comme ça on aurait dit c’est un lion qui rugissait : Trop c’est trop ! Y en a marre de ce sale depso dans ce quartier ! Le bruit strident qui s’en est suivi témoignait de la violence à venir. Encore un hurlement, puis une autre voix, puis un concert de voix. Trop c’est trop !
Elle se lève pour aller guetter à la fenêtre de sa chambrette. La foule est là. Très proche. Les machettes et les bâtons en étendard. La haine palpaple. Dans cette masse, elle voit distinctement un homme, son Thomy. Il se détache même du groupe. Il mène la révolte. Il crie : Il va regretter aujourd’hui le jour de sa naissance ! Il ose m’envoyer des messages d’amour ? Parce qu’il croit que je suis comme lui ? Je suis un vrai homme moi ! Je me marrie bientôt. Ndumba c’est ma femme. C’est comme ça et pas autrement !
Angy laisse tomber son pinceau. Mimi ! Est-ce que tu as entendu ça ?
Que récupérer ? Avec quoi s’en aller ? Où aller ? Sa mère lui manque soudainement. Si elle avait été là, elle l’aurait peut-être défendue. Une mère, ça défend toujours son petit. Mais non, sa mère avait décidé de se débarrasser de cette tâche. Une cuillère empoisonnée et voilà qu’elle avait laissé Angy seule face au monde. Avant de partir, elle ne lui avait même pas appris à protéger son visage de la lame de l’insulte et du crachat. Elle ne lui avait pas dit qu’elle vivrait toujours dans le noir des déchets à attendre, attendre. Un être aimé. Thomas. Ah Thomy, comment as-tu pu ?!
Elle ramasse ses effets de maquillage. Oui, elle prend aussi Mimi… Elle se dirige vers la porte pour sortir, s’enfuir, s’envoler. Il est trop tard. Un caillou vient de détruire une paroi en contre-plaqué de sa chambrette. Un autre, encore plus gros lui ouvre le front. Elle se sent comme un cafard dans un poulailler. Quoique tu fasses, ma chérie, tu te feras picorer comme ça on dirait tu es un vers de terre.
Elle ouvre grand les yeux, mais ne voit plus rien. N’entend plus rien. Elle tient son miroir et lui demande, souriante, la bouche ensanglantée : dis-moi Mimi, n’est pas que je suis la plus belle femme de ce quartier ? Mimi ? Mimi ? Tu m’entends ?