De l’intimité du collectif à l’horizon de soi
La poète et traductrice Samira Negrouche écrit de l’intérieur d’une Algérie marquée par le chagrin, elle revient sans cesse : au silence autour du patrimoine, au manque d’infrastructures culturelles. Elle écrit de la poésie de l’intérieur d’un silence bruyant, dans un vacarme de corruption et de violence. « Je dis pour écrire les choses les plus banales il faut d’abord écrire sa naissance de la mère du père de l’amour du corps des femmes des hommes du violeur et des assassins de l’inceste et du doute de la nuit et de la faim du désert des livres »…Pendant des années, Negrouche a travaillé à la création d’une plateforme pour la poésie contemporaine en Algérie. Avec les leçons apprises, la nature de sa résistance a depuis changé de forme, elle s’est plus ou moins retirée de la scène culturelle locale « Pour résister, il faut sortir du tourbillon répétitif ». Les œuvres de Negrouche portent en elles des traces éclatantes de sa prédécesseure Anna Gréki, active durant la guerre d’indépendance de l’Algérie :
Je vous serre contre ma poitrine mes sœurs
bâtisseuses de liberté et de tendresse
et je vous dis à demain car nous le savons
l’avenir est pour bientôt
l’avenir est pour demain.
Nous vivons un temps de sidérations cumulées où tout ce qui nous entoure nous pousse au silence. Un temps où jamais nous n’avons été aussi proches d’une expérience commune.
Rien ne ressemble à rien mais à chacun quelque chose est enlevé qui ouvre un chemin, chacune et chacun sommes présentement déracinés de nos fondations.
Cette situation me fait vaciller sans cesse, me pousse à me raccrocher tantôt à ma réalité intime, d’autres fois à la succession de réalités plus grandes qui m’entourent et me parviennent.
Nous vivons des temps d’agitation, de débordements, où l’on ne cesse à nouveau de se livrer au sacrifice, à ce ballet de postures qui se répète à l’infini, dans lequel la compromission nous emboite souvent le pas en attendant le prochain coup de massue qui nous poussera immanquablement à des compromissions de plus en plus lourdes.
Je vis dans un pays en deuil depuis bien trop longtemps, un pays qui n’a su ni véritablement honorer ses morts ni complètement les libérer, un pays qui remet toujours les vivants à plus tard, la vie à plus tard. Un pays où l’on s’invente un magma de conflits pour éviter de toucher au cœur du conflit véritable.
Il faut alors savoir faire silence pour accepter le deuil, faire silence pour sortir du tourbillon de l’agitation, faire silence pour refuser la langue du conflit, faire silence est parfois le seul point de rupture possible, l’unique véritable résistance.
Mon pays a trop souvent sacrifié ses enfants les livrant sur l’autel de causes plus élevées. Les enfants de mon pays n’ont cessé de se sacrifier dans l’espoir que leurs enfants ou leurs petits-enfants voient le jour sur une terre plus juste, moins tragique.
Nous pleurons le tragique et c’est pourtant ce que nous reproduisons chaque jour.
Nous sommes les enfants de la guerre d’indépendance alors nous résistons, les enfants des privations et de la lutte des clans, les enfants qui ont survécu à la décennie noire et qui ont appris à enfouir leurs ecchymoses, les enfants de la corruption institutionnalisée et nous résistons encore, et nous savons qu’il suffit d’une seule allumette pour convoquer nos âmes sacrificielles.
Un célèbre dicton algérien suffit à lui seul à nous définir : Il ne reste dans l’oued que ses galets. Nous sommes des enfants fidèles à la terre même quand elle a cessé de nous abreuver.
Même lorsque nous trahissons, nous ne trahissons pas véritablement. Le ventre noueux, nous savons que nos âmes sont au fond de l’oued asséché auquel nous devrons un jour rendre son cours.
Mon pays a assassiné ses poètes de bien des façons, il les a enflammés et abandonnés, il les a désignés, il les a diabolisés, il les a recouverts d’une large couche d’oubli, il les a remplacés par une multitude inconsistante. Mon pays a assassiné ses clairvoyants et, avec leurs figures fanées, il a parfois construit des mythes.
Des mythes pour assassiner d’autres poètes.
Les poètes m’ont aidée à vivre, ils ont été une boussole salvatrice qui m’a permis de lire les complexités de ma société et de son Histoire.
Ces poètes ne m’étaient pas offerts, ils furent passés sous silence. Il aura donc fallu les chercher et progressivement comprendre leurs choix, leurs œuvres et leurs parcours.
Avec le recul du temps, on mesure à quel point leurs destins furent fragiles, à quel point ils ont été non pas seulement les témoins de leurs époques mais aussi à quel point ils ont été pétris et malmenés par elles.
C’est cette généalogie de poètes algériens qui m’a fondée. C’est leur absence des mémoires, des programmes d’éducation et de la vie publique qui m’a fondée et qui a impulsé mon désir de mémoire et de vérité.
De ces poètes, il reste des œuvres fortes qui nous enseignent mais il reste aussi des liens de transmission ou des rapports fratricides.
Me vient à l’esprit la lettre adressée par Jean Sénac, fervent militant de l’indépendance, à Jean Amrouche. Une lettre où il s’excuse de l’avoir mal jugé et d’avoir cédé aux mauvaises langues qui ont intérêt, de part et d’autre, à salir et à séparer. Amrouche avait été accusé de ne pas être assez engagé alors même qu’il avait été évincé de la radio française à cause de ses liens avec la résistance algérienne. C’est à partir de la Suisse qu’il continuera de plaider pour l’indépendance de l’Algérie.
Jean Sénac n’aura jamais été naturalisé Algérien malgré ses engagements sans faille. Il sera même viré de la radio algérienne après le coup d’état de 1965, banni par les institutions représentées par des poètes comme Malek Haddad qui finira d’ailleurs par cesser d’écrire.
Sénac assassiné dans sa cave, Sénac dont les jeunes amis poètes ont subi la torture dans le cadre de l’enquête qui conclut à l’acte passionnel d’un amant éconduit.
Bachir Hadj Ali a connu la clandestinité pendant la guerre puis la torture et la résidence surveillée après l’indépendance. Myriam Ben a connu la clandestinité et l’exil forcé, plus d’une fois. Djamal Amrani a subi la torture pendant la guerre puis la clandestinité et le deuil de ses amis assassinés les uns après les autres pendant la décennie noire.
Kateb Yacine et ses yeux adolescents ont vécu les massacres de 1945 puis les affres de la guerre, puis le harcèlement des autorités, et enfin l’exil.
Tahar Djaout a été assassiné en bas de chez lui à Ain Benian. Youcef Sebti a été assassiné à l’école nationale d’agronomie où il enseignait. Des amis qui y enseignent aujourd’hui et qui manifestent à Alger pour la chute du système de la corruption ne savent rien de leur collègue assassiné et n’ont jamais lu Sebti ni Amrani, ni Sénac, ni même un poème de Dib qui chante « les voix qui se libèrent ».
Tahar dont un jeune poète dira qu’il ne le convainc pas.
Un torse bombé, à peine pubère, crie dans les rues d’Alger et veut tuer le père - cet enfant - dans une nation d’orphelins.
Qui donc peut vouloir tuer un orphelin dont les tempes sont encore chaudes de l’impact des balles ?
Que d’excommunions de poètes par ceux qui briment mais, tout autant, par ceux qui luttent ou qui croient lutter et qui, par leurs postures, ne font que reproduire l’oppression.
Que d’excommunions faciles !
Comment naitre et se construire à partir de cela, à partir de tous ces drames qui nous obligent et nous poussent à la modestie, au recueillement ?
C’est de la vie que nous parlons. D’êtres qui ont lutté pour vivre dignes, pour plus de justice, pour construire une Algérie inclusive, une Algérie qui honore enfin son héritage multiple.
Le cycle des drames semble se répéter d’une génération à l’autre. Et pourtant, chacune et chacun ont œuvré pour rompre le cycle.
La torture, la prison, l’assassinat, la lutte politique, le déni, l’injure, la mise sous silence…ne sont pas les destins des poètes. Le destin du poète est de vivre, de déployer son regard, de faire œuvre, de transmettre. C’est précisément cela qu’il est souvent empêché de faire en temps de troubles et d’oppression. C’est à lever l’oppression, toute oppression qu’il doit s’atteler pour apporter la contribution que seul lui peut apporter.
Pour cela, il ne cesse d’être citoyen mais il ne doit pas oublier de résister aux postures. Pour cela, il ne doit pas devenir la caricature de la réaction systématique. Tel un photographe, il doit se fondre, aiguiser son regard et ses sens, écouter et enfin sculpter cette vision qui poursuivra l’œuvre de sa généalogie.
Et s’il faut pour cela se détacher du collectif et subir calomnies et exclusions, il faudra alors faire le deuil des frères et des sœurs sans jamais oublier de porter leurs subtilités.
Pour cela, il faut résister aux clichés qui rassurent, celui du héros sacrificiel, du prophète courageux. Pour résister, il faut sortir du tourbillon répétitif, du rôle attendu, se demander ce que l’époque a à nous dire, ce que nous avons à lui répondre.
Résister, c’est aller chercher loin le « savoir » qui manque à ceux qui n’ont pas traversé l’épreuve. C’est déployer la langue qui ira au-delà de l’émotion, qui révélera les questions non encore explorées, la perspective et le contraste manquants.
Le poète ne rassure pas, le poète n’est l’outil de rien. Qui veut lui trouver une raison sociale se trompe de langue et devra faire l’autre moitié du chemin.
Le poète parle quand tout le monde se tait et se tait quand le monde enfin se réveille.
C’est dans l’oppression des jours sans fin où aucune action n’était possible que les poètes m’ont parlé. Ils parleraient à qui voudrait faire l’autre moitié du chemin et se dévêtir de ses logiques de clans.
Je vis dans un pays où nous savons que pour résister, il faut penser à nourrir un souffle très long. Un pays où nous connaissons le confinement de nos vies, le couvre-feu, le sacrifice et l’attente depuis bien trop longtemps.
Dans l’épreuve commune, chaque poète éclaire ce qui est nécessaire à la parole de l’autre, ce qui est essentiel pour que quelque chose dans les consciences se libère et qu’un flot collectif se mette enfin en route. Mais, le poète ne sait pas comment il éclaire, ni comment sa parole peut parvenir, ni à qui elle parviendra mais il sait que c’est sa part du vertige.
Pour qui connait le poids du sacrifice, résister c’est irrémédiablement faire passer le vivant, chaque vivant, en priorité. Ne plus jamais accepter que la moindre lutte remette le vivant à plus tard.
Pour finir, être poète c’est construire un horizon en soi, c’est inviter chacun à explorer son propre horizon, ses possibles, hors des dogmes et des intérêts serviles.
Résister, c’est accepter cet infini d’horizons qui se chevauchent, s’additionnent, se font face pour éloigner le spectre de la violence, toute violence.
Alger, le 11 Novembre 2020