L’exilé du soleil couchant
Dans nos sociétés traditionnelles africaines, l’organisation sociale a pendant longtemps reposé sur des pratiques ancestrales dont l’orientation est détenue par des patriarches disposant du sort des sujets. La remise en question de certaines mœurs représente une problématique effrayante. L’individu, confronté à certaines ambiguïtés, doit en permanence trouver le compromis entre les coutumes et ses convictions personnelles, par peur d’heurter la sensibilité de l’autorité coutumière car, l’opposition à l’ordre rituel peut s’avérer fatal, entrainant l’irréversible bannissement auquel personne ne voudrait être confronté. Ce bannissement, l’exil, est vécu comme le plus grand malheur qui puisse arriver dans la vie d’un homme. On est exclu à jamais de la société, la sentence est sans appel, pour le village, vous êtes mort et enterré. Ceux qui subissaient ce sort devaient renaitre de leurs cendres ailleurs. Cette tragédie qui, au fil des siècles, montrera qu’on sacrifiait malheureusement des sujets qui, sous d’autres cieux, devenaient de grands bâtisseurs. Plusieurs générations parmi nous sont issus des parents ayant connu ce sort, des familles dont l’arbre généalogique s’achève à un premier stade, butant sur un douloureux passé : l’histoire d’une déportation.
Puis vint l’époque du choc brutal avec l’occident, l’occupant se donnant pour mission primordiale le reformatage des mémoires. C’était une condition impérative permettant d’accomplir la conquête des territoires par le contrôle des sujets, l’instauration de l’esclavage mental. Il fut érigé à cet effet un système éducatif généreux et implacable et ceux qui avaient la chance d’y avoir accès découvriront, à travers le règne de la représentation, un exil nouveau. A travers des récits épiques, l’exilé devient ce cavalier solitaire galopant vers le lointain horizon, en direction du coucher du soleil, laissant derrière une admiration intense plus forte que la douleur de la séparation fatale. Le peuple affranchi regarde son héros partir, peut-être à jamais, vers ce territoire imaginaire qui fascine, terre de braves combattants, asile des hommes valeureux. On gardait ainsi l’image du guerrier irréductible, soldat qui, au péril de sa vie, venait de voler au secours des faibles et des naufragés. Le départ douloureux vers l’inconnu, qui terrifiait le village, devenait quelque chose de vertueux. Nos martyrs, que la dictature politique féroce avait contraints à l’exil, devenaient pour nous un immense espoir de liberté.
De l’épisode douloureux de la colonisation, on a gardé l’idée la plus forte de l’exil, celle qui restera à jamais. L’envahisseur, en jouant avec l’arme de la représentation comme système paradoxal de domination, a rejoint nos valeurs humanistes profondes et érigé en nous des convictions qui ne craindraient plus la terreur. On a appris, de la manière la plus solennelle, que partir en laissant derrière soi la tyrannie qui sévit était courir vers la mort. Il devenait vital pour l’exilé d’éradiquer la honte subie. Même quand la lâcheté de l’ennemi vous contraignait au repli, comme De Gaulle sur la rive anglaise, il ne fallait point abuser de la générosité de son hôte, car l’exil de la douleur ne permettrait point de répit. Dans le retranchement, on passait ses nuits au fourneau, jusqu’à ce que tombe le tyran. Puis, à la faveur de la liberté conquise, le voyage retrouverait son sens digne, on aborderait l’horizon tel qu’on a toujours rêvé, avec la fierté d’homme que nous a toujours insufflés le héros du soleil couchant. C’est alors que la terre d’accueil n’est plus seulement réduite à cet abri des mauvais moments mais devient un lieu grandiose de rencontre entre deux individus fiers et dignes. On sort des ténèbres qui nous faisaient croire que la vie n’est qu’une jungle affreuse ou un désastre permanent.
L’exil ne prépare pas seulement le retour au bercail, il prépare le retour à la vie. Car de la lointaine rive, on est dévoré de toute part par la nostalgie de la terre ombilicale, l’équilibre de soi est constamment en péril. Malgré la tendresse du vent, on est plongé dans le deuil, foudroyé du sort des parents et enfants abandonnés, tenaillés par l’horreur et impuissants devant des victimes mutilés ou incendiés. Depuis la berge, on peut voir des débris de corps qui jaillissent vers le ciel et alourdissent la fumée, conséquence d’un drame enveloppé de toute force qui implose. On veut cacher le volcan, un opprobre qui fait émerger des adeptes de l’Afrique positive, le cosmétique au secours des tragédies profondes. Certains imaginent un avenir glorieux édifié sur la poudrière. On érige des vitrines alléchantes, présentant notre mort comme un mensonge et les ruines de nos vies comme une œuvre sublime. Discours tendant à aliéner l’impératif du retour des exilés et à ternir la cause défendue. Il a fallu que retentisse le témoignage des immolés de Sidi Bouzid pour admettre que la façade de prospérité ne constituait qu’un mensonge, un si lourd tribut pour en venir à l’évidence d’une réalité qui flambait sous nos yeux. Il a fallu que ces martyrs permettent l’âge de liberté, les retours d’exil. Ils ont montré que le pont, bâti par les quarante-deux années d’insomnie de Mongo Béti, était franchissable. Exilés de la terre, retour au bercail! Assaut contre la cavalerie sauvage du tyran! L’histoire est à nos côtés. Nul n’est assez fort, assez fort pour nous chasser de la patrie.
Notre exode retour est inébranlable car il prend source dans le sacrifice historique. Il y eut nos aïeux exclus du village, victimes des héritiers de la barbarie du commerce triangulaire, il y eut les héros de l’indépendance, sacrifiés par la conspiration politique et enfin des millions de citoyens lynchés pour avoir simplement choisi d’être des patriotes ordinaires. Notre courage est forgé par le sang des nôtres qui étaient les plus chers, ce qui rend dérisoire tout obstacle qui pourrait entraver notre avancée. Le mouvement du régiment est insufflé par les plus courageux de la terre : nos martyrs morts sur le champ d’honneur. C’est à jamais la fin de tout exil.