L’entité libanaise internationale et constitutionnelle
Le paradoxe libanais peut être formulé ainsi: alors que l’idée libanaise, celle d’un Etat indépendant reconnu par tous ses citoyens et par eux revendiqué, s’est enrichie, a survécu à une guerre atroce, le fait libanais, celui d’un Etat souverain assumé par ses institutions représentatives est désormais évanescent.
Dans cet exposé, le propos de Farès Sassine n’est pas d’éclairer les deux aspects du paradoxe, mais de tenter de jeter une lumière sur l’évolution de l’idée libanaise dans son rapport avec les institutions et d’essayer de nous interroger sur l’incapacité flagrante où se trouve le libanisme de surmonter sa croissante paralysie.
Farès Sassine est professeur de philosophie et critique littéraire né à Zahlé (Liban) en 1947, Farès Sassine a à son actif de nombreux ouvrages collectifs, dont Le Livre de l'indépendance, et une multitude d'articles publiés. Le papier reproduit ici est le dernier qu'il ait écrit avant sa mort survenue le 24 juillet 2021.
L’idée libanaise a devancé l’entité. Au début du XXème siècle, à l’heure des douleurs de naissance des idéologies nationales levantines dans l’Empire ottoman moribond, l’idée libanaise se présenta sous une forme simple, contre la suffisance des notables politiques d’alors. Un fait est là, une réalité existe depuis 1861: le statut organique du Mont-Liban garanti par les puissances européennes. Il s’agit de le compléter en radicalisant son statut juridique et en étendant son aire géographique.
Pour les publicistes, le Liban est le fruit conjugué de l’Histoire et de la Géographie. Le statut de 1861, comme entité juridique n’est que la forme spoliée, mais aussi le dernier avatar d’une réalité historique continue, jadis illustrée par les émirs, et elle-même l’expression d’un fait naturel: la Montagne pérenne.
Avec la fin de la guerre mondiale et la dislocation de l’Empire Ottoman (1918-1920), les aspirations des populations locales se recoupaient, se contredisaient et trouvaient face à elles des visées colonialistes indécises. L’idée libanaise avait à son actif le bilan positif de la Mutassarrifiyya, longtemps dans la mémoire collective havre de paix et de sécurité et foyer culturel actif; ses méfaits comme l’émigration pouvaient être imputées à l’exiguïté du territoire. La victoire de la France, puissance amie, fut perçue comme une occasion propice à la réalisation des aspirations « nationales ».
Les deux premières revendications libanaises au Congrès de Versailles (1919) sont: l’élargissement des frontières du Mont-Liban et la reconnaissance de son “indépendance” (Istiqlal). La 3ème est celle d’une Assemblée législative élue par le peuple sur la base de la représentation proportionnelle pour la sauvegarde du “droit des minorités”. Elle montre le lien essentiel toujours affirmé entre l’idée libanaise et une Assemblée représentative des diverses composantes du pays.
La réclamation de “restauration territoriale” se faisait au nom de l’histoire, de la géographie, de l’ “impératif vital”. “De ces territoires, certains lui fourniront le blé nécessaire à son existence et d’autres (Tyr, Saïda, Beyrouth, Tripoli) constitueront les débouchés naturels absolument indispensables à sa vie économique”. Un argument supplémentaire: “L’immense majorité des populations occupant les territoires revendiqués s’est prononcée pour le rattachement de ces territoires au Liban et a opté pour la nationalité libanaise qui fut toujours l’idéal de ces populations presque toutes libanaises d’origine”.
Ces derniers propos pouvaient retenir un aspect de la réalité (la ville de Beyrouth s’est développée grâce aux apports démographiques de la Montagne, passant de 6000 âmes au début du XIXème siècle à 130.000 en 1914), mais ils étaient en contradiction flagrante avec le discours de la majorité des habitants de ces régions qui proclamaient haut et fort leur refus d’être annexés au Mont-Liban. De plus, les visées libanistes sur ces contrées étaient ressenties par l’intérieur syrien comme une spoliation de son territoire et comme une tentative de le couper de ses débouchés maritimes.
Un dernier point, mais de taille, compliquait la situation ou, si l’on veut, se trouvait à son origine: la présence étrangère se répartissant le Levant. Les libanistes pouvaient idéalement, pour réaliser leurs buts, réclamer des “garanties internationales” ou compter sur “des relations cordiales avec (les) voisins”. Mais dans les faits, il ne leur était donné que de s’appuyer sur les forces françaises. Le mémoire de la délégation présidée par le patriarche maronite est très expressif à cet égard: “Le Liban, placé depuis 60 ans sous le régime du mandat international et ayant depuis longtemps fait son éducation politique, mériterait d’être aujourd’hui un Etat souverain. Néanmoins et tout en maintenant ses droits à cette souveraineté, le Liban s’incline devant la décision de la Conférence de la paix concernant le régime des mandats. Il s’incline d’autant plus volontiers que dans la double crise politique et économique que traverse le monde, il a besoin du concours et de l’aide d’une grande puissance occidentale”.
Le 1er Septembre 1920, “le grand Liban” est proclamé et donne satisfaction aux revendications libanistes. Mais sa proclamation par le général Gouraud, quelques semaines après la défaite du “Royaume arabe” de Syrie à Meyssaloun (24/7/1920), lui porte ombrage. Au Liban consacré comme fait et jouissant désormais d’un statut international sous Mandat, il manque la reconnaissance régionale et celle d’une bonne partie de sa population.
“ En 1920, nous eûmes le territoire et les possibilités de l’indépendance. En 1945, ce fut, après une deuxième guerre mondiale, le développement naturel d’une réalité qui progressait inéluctablement dans le temps”. Ce propos situe, dans la perspective libaniste, 2 dates et 2 événements. Mais il faut ajouter que 25 ans de vie commune ont forgé une expérience nationale.
Une dimension nouvelle par ailleurs s’affirme sans manquer de diviser: le passé phénicien. La montagne, désormais articulée aux cités maritimes, pouvait remonter au delà de l’histoire communautaire et se rattacher à un passé glorieux, “un passé assez lointain et assez grand... pour que tous les Libanais actuels puissent s’y reconnaître au dessus de leurs différences de langues, de mœurs, de religion ou de “race”. Mais pointe la question : Sommes- nous Arabes ou Phéniciens?
La deuxième guerre mondiale, la défaite des armées françaises (1940) installent le pays dans une conjoncture qui achève une triple évolution convergente; celle des nationalistes syriens, celle d’une partie de la classe politique maronite et celle des notables musulmans du Liban. Les premiers soucieux de retrouver l’unité et l’indépendance de leur pays donnent leur préférence à un Liban allié; les notables musulmans assument l’existence et les frontières de l’Etat libanais en échange d’une étroite collaboration avec les pays arabes; les chrétiens acceptent le départ des Français et la fin de la protection étrangère en échange de la reconnaissance par les musulmans de l’intérieur et les arabes de l’extérieur de l’Etat libanais. Ces trois mouvements à l’heure où s’ébauche, avec la bénédiction de la Grande-Bretagne, la Ligue des Etats Arabes, forment les prémisses de ce qu’on popularisera sous le nom de “Pacte National” (Al-Mithaq al-watani).
Par le Pacte, le Liban cesse d’être la réalisation de la volonté politique d’une communauté pour devenir l’objet d‘un consensus, pour être accepté par toutes les forces politiques. Les habitants des ports et des plaines ne sont plus les encombrants occupants d’un espace annexé pour devenir partie prenante d’une entité.
Le premier fruit de la nouvelle république est l’indépendance totale du pays: “Il n’est pas vrai que (les) hommes (qui ont fait l’indépendance) ont redonné à leur patrie une indépendance perdue. Ce qui est vrai c’est que, pour la première fois de son histoire, ils l’ont rendue indépendante dans la pleine acception de ce mot”.
Le Pacte National, fondé sur le vivre en commun et lorgnant vers la citoyenneté complète, est le pilier de l’indépendance. Seul, il la rend possible et, seul, il permet d’édifier un Etat.
Désormais, le rôle de la Constitution, les prérogatives des Présidents de la République et du Conseil, la politique intérieure et extérieure, la répartition des fonctions administratives entre les diverses communautés, la composition et le rôle de l’armée... ne sont abordés que par le biais de la signification que les forces politiques attribuent au Pacte.
Sur cet acte fondateur, quelques développements:
Même si le Pacte National est passé entre les deux seules communautés maronite et sunnite, “respectivement situées aux avant-postes opposés de la tension islamo-chrétienne”, il introduit la pluralité à la racine même de l’Etat et reconnaît ou institue la pluralité communautaire comme l’essence même du pays. L’acte politique se répercute sur le plan idéologique et la diversité des composantes contribue fondamentalement à spécifier l’entité: Le Liban offre le spectacle “d’une mosaïque religieuse sans équivalent sur la terre”. Non seulement les communautés y coexistent, mais chacune d’elles vit librement et ouvertement sa vie propre, tout en étant en étroit contact avec ses sources spirituelles où qu’elles soient dans le monde, en Orient ou en Occident.
Le Liban devenant, peu à peu, le seul pays du Proche-Orient à sauvegarder, dans une large mesure, une vie et des institutions démocratiques, la “littérature” bâtie sur la pluralité libanaise et sur le Liban lieu de rencontre et de dialogue était appelée à occuper une place de plus en plus importante.
Point de rencontre de l’Orient et de l’Occident, de l’Islam et du Christianisme, lieu de “tension” du passé et du présent, le Liban peut délivrer un message “unique dans l’histoire des civilisations”.
La nature plurielle et démocratique de la République libanaise née du Mithaq aboutit à de nombreuses définitions “fonctionnelles”: le Liban est un pays qui joue, dans une région tourmentée, voire dans le monde, une fonction qui justifie son existence ; c’est un pays où les chrétiens et les musulmans existent sur un pied d’égalité et dans une totale liberté ; C’est une terre qui accueille toutes les minorités en respectant leur identité propre: “Le Liban est un pays de minorités confessionnelles associées. Toutes les minorités doivent y trouver place et y obtenir leurs droits” ; C’est une formule politique née d’une adhésion volontaire et dont le but est le bonheur de ses citoyens: “un pays comme celui-là qui est l’image même, dans la vie privée, de la diversité des pensées et des traditions, trouve sa raison d’être première dans ce vouloir vivre en commun qui atteste qu’on est heureux de vivre ensemble”; C’est enfin un foyer des libertés publiques et privées: “La première raison d’être et l’ultime, c’est cette liberté qui est la condition et le chemin de la grandeur”...
Sans le Liban, la rencontre de l’Orient et de l’Occident, de l’Islam et du Christianisme demeurerait hautement abstraite et le pays est indispensable pour lui donner sa dimension d’expérience quotidienne et vécue.
L’idée libanaise est, en somme, tridimensionnelle. C’est, d’abord, l’idée d’un fait. Chiha l’évoque lyriquement: “Quarante siècles de Phénicie l’attestent, dix-neuf siècles depuis l’avènement du Christ le confirment et treize, environ, depuis celui de l’Islam... La personnalité du Liban est telle que tout le passé historique l’enregistre. Il l’enregistre depuis les sources du langage et de l’écriture”. Ce fait, inscrit pour certains dans la Nature elle-même, est indiscutablement aujourd’hui une entité juridique établie et reconnue : Le Liban est membre fondateur de la Ligue des Etats arabes et de l’Organisation des Nations Unies. C’est, ensuite, l’idée d’un compromis historique, d’un Pacte passé entre deux parties stipulant l’indépendance et l’arabité. C’est, enfin, l’idée d’un ensemble de valeurs incarnées dans les institutions et la vie quotidienne: la liberté, l’égalité, l’ouverture sur la modernité, la tolérance, la coexistence islamo-chrétienne, le foyer des minorités, la vie commune… Ces traits font la spécificité du Liban et son attraction.
De cette dimension du libanisme, nous dirons ce que Sir I. Berlin dit de l’utopie: une impossibilité théorique autant qu’une impossibilité pratique car les valeurs se contredisent et le mieux qu’on puisse faire est de les concilier imparfaitement et d’instituer entre elles un équilibre instable. On n’en veut, pour exemple, que le rapport des communautés aux individus: les garanties aux unes ne se font-elles pas aux dépens des citoyens libres et égaux?
Aujourd’hui ces trois dimensions trouvent leur affirmation dans le “Préambule de la Constitution”, un des effets les plus probants des Accords de Taël (1989) eux-mêmes continuation, reformulation et approfondissement du Pacte National. L’idée et l’expérience libanaises y sont consignées (“Partie souveraine, libre et indépendante.. définitive... arabe dans son identité et son appartenance... engagé(e) par la Déclaration Universelle des droits de l’Homme” ; “le respect des libertés publiques” ; “l’égalité dans les droits et obligations entre tous les citoyens” ; “le pacte de vie commune”) de la façon la plus nette et on peut aujourd’hui, pour définir le libanisme, emprunter à Habermas l’expression de “patriotisme constitutionnel”. Mais qu’est-ce que le patriotisme d’une constitution sinon une bataille pour la faire appliquer ?